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Par Jean-Marie Portal - Publié le 19 novembre 2025
Livre des enfants rachetés de l’esclavage conservé aux archives spiritaines
Page de titre du “Livre des enfants rachetés de l’esclavage” du vicariat apostolique de Zanguebar, où les missionnaires spiritains consignaient les enfants qu’ils rachetaient pour les libérer (fin XIXᵉ siècle). Document conservé aux archives générales de la Congrégation du Saint-Esprit, à Chevilly-Larue. Photo : Jean-Marie Portal
À Chevilly-Larue, au sud de Paris, dans un ancien domaine royal, les archives spiritaines dévoilent trois siècles d’histoire missionnaire sans artifice. Martin Dejonge, leur gardien, en révèle la profondeur humaine.

Le domaine de Chevilly-Larue, vaste ensemble installé aux portes de Paris, surprend dès les premiers pas, car les bâtiments ne forment pas un ensemble régulier. Ils dessinent plutôt une succession de volumes issus de différentes époques, avec leurs pierres patinées, leurs galeries et leurs ailes qui s’étirent au fil des années. Rien n’y est parfaitement symétrique. Ainsi, le lieu se laisse découvrir par fragments, à mesure que l’on avance dans les allées et qu’un porche en dévoile un autre.

Difficile alors d’imaginer qu’au XVIIIᵉ siècle, le cortège de Louis XV faisait halte ici, dans un pavillon lié à Madame de Pompadour. L’anecdote amuse, mais elle éclaire pourtant quelque chose d’essentiel. Le domaine a changé d’usage sans perdre son ampleur.

Aujourd’hui, là où l’on recevait un roi, ce sont des vies humbles et souvent très vraies qui trouvent refuge. Trois siècles d’histoire spiritaine reposent désormais dans un bâtiment discret, légèrement en retrait, où l’archiviste Martin Dejonge ouvre les boîtes avec la patience de ceux qui savent que la mémoire tient parfois à un fil. Il n’y a là ni décors figés ni récits arrangés, mais seulement des mots écrits au jour le jour, dans la vérité de ce qu’ils vivaient.

Un trésor international installé en France

Les archives de Chevilly-Larue ne dépendent pas des Spiritains de France, mais de la direction mondiale de la Congrégation, installée à Rome. Martin Dejonge le dit simplement : « Nous sommes les archives de la maison générale… les archives pour toute la Congrégation. »

Auparavant, elles se trouvaient rue Lhomond, dans le Quartier latin, là où les Spiritains ont toujours leur maison mère historique. Cependant, lorsque la direction générale quitte Paris pour Rome à la fin des années 1960, déplacer des kilomètres de documents serait irréaliste. « Il y a beaucoup de documents, il aurait fallu racheter des bâtiments pour les conserver », précise Martin.

C’est ainsi que Chevilly-Larue devient en 1981 le lieu naturel pour accueillir ce patrimoine.

Aux origines, une mémoire très fragile

L’histoire spiritaine commence avec la création du Séminaire du Saint-Esprit en 1703, lorsque Claude Poullart des Places décide de former de jeunes clercs pauvres. De cette première œuvre, il reste très peu, car les bouleversements de la fin du XVIIIᵉ siècle et les années révolutionnaires dispersent l’essentiel des archives religieuses. « Toutes les archives avant le XVIIIᵉ siècle sont aux Archives nationales. Nous n’avons que des copies, pas les originaux », rappelle Martin.

Au début du XIXᵉ siècle, le Séminaire renaît peu à peu et reprend sa mission. L’institution retrouve des effectifs, regagne progressivement sa place dans l’Église française et, surtout, recommence à produire une mémoire régulière. Dès lors, l’histoire ne devient vraiment continue qu’à partir de cette période, lorsque les documents se multiplient et que l’ensemble se stabilise.

Livre des enfants rachetés de l’esclavage, registre du vicariat apostolique du Zanguebar, archives spiritaines.
Règlements généraux et particuliers du Séminaire du Saint-Esprit, manuscrit du XVIIIᵉ siècle. Ce document fixe les règles spirituelles et communautaires des premiers “écoliers du Saint-Esprit”. Conservé aux archives spiritaines de Chevilly-Larue. Photo : Jean-Marie Portal
1848, le moment où tout bascule

C’est dans ce paysage redevenu solide qu’émerge l’œuvre fondée par François Libermann, la Société du Saint-Cœur de Marie. Cette communauté jeune, tournée vers les plus pauvres et animée d’un réel élan missionnaire, rassemble rapidement des hommes prêts à partir loin. Toutefois, elle n’a pas encore de cadre officiel. Le Séminaire, lui, apporte l’histoire, la reconnaissance de l’État et l’autorisation d’envoyer des missionnaires ; l’œuvre de Libermann apporte l’intuition, le souffle et la capacité de rejoindre des terres difficiles.

À Rome, les responsables chargés des missions perçoivent très vite la complémentarité entre ces deux chemins. Ils demandent donc leur union afin de constituer un corps missionnaire plus cohérent, capable de répondre aux besoins croissants des Églises. Ainsi, en 1848, les deux branches deviennent une seule famille : la Congrégation du Saint-Esprit telle qu’elle existe aujourd’hui.

Les archives en conservent un témoignage rare. « Le registre du jour où les deux congrégations ont décidé de s’unir, avec les signatures, est encore là », montre Martin. À partir de cette union, tout s’épaissit. Les lettres affluent, les journaux se multiplient, les rapports deviennent réguliers, et la mémoire spiritaine prend alors son véritable essor.

La mission racontée sans embellissement

Ce qui frappe en ouvrant ces archives, c’est leur sincérité, car elles ne cherchent pas à magnifier la mission. Elles la montrent telle qu’elle fut, avec ses forces, ses failles et sa part d’ordinaire. Les journaux de communauté, rédigés presque chaque jour, racontent ainsi l’arrivée d’un confrère, les travaux en cours, la fatigue ou encore les relations parfois complexes avec les autorités locales. En 1954, un supérieur note qu’il doit vérifier que les missionnaires « ne boivent pas trop d’alcool et qu’ils vont à la prière comme il faut ».

À côté de ces récits quotidiens, certains documents frappent par leur force brute. Dans un registre tenu au vicariat apostolique de Zanguebar à la fin du XIXᵉ siècle, un missionnaire a consigné les enfants rachetés pour être soustraits à l’esclavage, avec leurs noms, leurs âges et quelques lignes de circonstances. Des pages sobres, écrites au moment même des faits, qui témoignent d’une réalité sans commentaire.

Martin sourit en feuilletant ces pages : « On a plein d’informations sur la manière dont les communautés vivaient réellement. » Ici, pas de légende dorée. Il y a seulement des vies simples, parfois maladroites, souvent courageuses et toujours vraies.

Registre du vicariat apostolique du Zanguebar conservé aux archives spiritaines.
Registre du vicariat apostolique du Zanguebar consignant des enfants rachetés pour être soustraits à l’esclavage, conservé aux archives spiritaines. Photo : Jean-Marie Portal
Des lettres venues du monde entier

Les lettres constituent l’une des parties les plus vivantes du fonds. On en trouve venues du Sénégal, du Gabon, d’Haïti, du Cameroun, du Brésil ou encore de l’océan Indien. Elles racontent des paysages, des rencontres, des apprentissages, des tensions, des émerveillements et des doutes. Une partie a été numérisée, ce qui change beaucoup de choses. Martin le montre volontiers : « Le bulletin général de 1900 est consultable sans venir ici. » Les écrits de Libermann, ainsi que de nombreux dictionnaires et grammaires missionnaires, sont eux aussi accessibles en ligne.

Un XXᵉ siècle riche et tourmenté

Les archives conservent également la mémoire d’une congrégation en transformation. On y voit l’explosion des effectifs au milieu du XXᵉ siècle, puis leur baisse progressive. L’internationalisation rapide apparaît ensuite, ainsi que les tensions internes qui marquent certaines périodes.

Certaines pages sont plus sensibles. Ainsi, la période où Mgr Marcel Lefebvre, alors supérieur général, s’oppose aux orientations du concile Vatican II, en particulier aux évolutions liturgiques et à l’ouverture engagée envers les autres traditions chrétiennes, revient souvent dans les demandes de consultation. Cette résistance entraînera plus tard une rupture avec Rome et la naissance d’un courant dissident bien au-delà de la congrégation. « On a eu plusieurs demandes à ce sujet, parce que c’était un spiritain », note Martin.

Un bâtiment conçu pour durer

Le bâtiment des archives abrite environ 1,25 kilomètre de documents répartis sur quatre niveaux. À l’intérieur, les salles sont fraîches, protégées et silencieuses, afin de préserver au mieux ce patrimoine. En ouvrant une porte, Martin montre l’une des plus impressionnantes : « Ici, c’est la salle principale où sont conservées les archives les plus anciennes. »

Plus loin, des rayonnages courent d’un bout à l’autre de la pièce, tous étiquetés. Des boîtes se succèdent par dizaines, parfois par centaines, avec cette régularité rassurante propre aux lieux où la mémoire s’organise. Il flotte une odeur de papier ancien qui n’a rien de nostalgique ; elle dit simplement le temps qui passe et qu’il faut protéger. Chaque boîte, chaque dossier porte une histoire, parfois minuscule, parfois décisive, mais toujours inscrite dans une vie réelle.

Au fil de la visite, l’organisation se précise. Rien n’est laissé au hasard. Les archives sont classées par zones missionnaires, puis par pays, parfois même par diocèses lorsque l’histoire locale le justifie. Dans une allée, on tombe sur les communautés du Cameroun ; dans une autre, sur les journaux du Gabon ou les correspondances venues d’Haïti. Plus loin, une section rassemble les documents du Conseil général, soigneusement rangés année après année. L’ensemble forme une cartographie silencieuse de la présence spiritaine dans le monde, où chaque rayon raconte une histoire différente de la mission.

Un accueil discret mais essentiel

Les chercheurs viennent parfois de très loin. Martin se souvient ainsi d’un visiteur camerounais qui attendait dans la neige pendant la pause de midi. « Ça ne donnait pas une bonne image de l’accueil », reconnaît-il. Depuis, une petite cuisine permet aux visiteurs de patienter au chaud. Ce simple détail dit beaucoup de l’esprit du lieu.

Salle de lecture et de consultation des archives spiritaines à Chevilly-Larue.
La salle de lecture des Archives générales des Spiritains : six places, Wi-Fi, ouverte aux chercheurs sur rendez-vous. Photo : Archives spiritaines

Et les visiteurs ne se ressemblent pas. Certains sont des universitaires qui préparent une thèse sur l’histoire missionnaire ou sur un pays précis. D’autres viennent de l’étranger pour retrouver une trace, un nom ou un épisode qui éclaire l’histoire de leur Église locale. Il arrive aussi que des Spiritains passent quelques jours ici pour compléter un travail ou relire une période de leur propre parcours. Ainsi, les archives deviennent un lieu de passage discret, mais indispensable, où se croisent chercheurs, religieux et curieux d’histoire.

Pour venir consulter les archives, il faut simplement prendre rendez-vous. Martin répond rapidement et accueille chacun avec la même attention, que l’on vienne pour une recherche universitaire ou pour retrouver une trace familiale. Une partie du fonds est d’ailleurs accessible en ligne sur le site des archives spiritaines, qui propose déjà plusieurs milliers de pages numérisées : journaux de communauté, écrits de Libermann, documents anciens. De quoi commencer une recherche avant même de venir à Chevilly ou prolonger une intuition après la visite.

Un héritage transmis

La visite se termine avec cette phrase de Martin : « Ça fait plaisir de partager aussi toute cette belle histoire. » C’est ce que montrent les archives spiritaines. Une histoire non pas sculptée pour plaire, mais écrite pour être vraie. Patiente, parfois un peu rugueuse, elle se compose de lettres pliées à la hâte, de journaux tenus tard le soir et de décisions notées au fil des jours. Et surtout, c’est une histoire qui ne cherche pas à briller mais simplement à exister, pour que rien ne se perde de ce que des hommes ont tenté, espéré ou traversé.

 

Infos pratiques

Archives générales de la Congrégation du Saint-Esprit
Domaine de Chevilly-Larue
Consultation sur rendez-vous

• Site : archives-spiritains.org
• Téléphone : +33 (0)1 46 75 99 08
• Courriel : archives@spiritains.org
• Accès en ligne : journaux de communauté, écrits de Libermann, dictionnaires et grammaires missionnaires, documents historiques numérisés