Par Jean-Marie Portal – Publié le 14 novembre 2025

Au cœur du domaine spiritain de la Maison Saint-Joseph, à Allex, le musée des arts africains abrite l’une des collections les plus singulières de la région. Pas de mise en scène tapageuse : des objets venus du Gabon et du Congo, et la parole attentive de Francis Weiss pour en révéler la portée.
Allex n’a rien d’un village-musée. C’est une commune de la Drôme posée sur une longue butte calcaire, avec ses ruelles en pente, ses maisons claires et une tranquillité que l’on remarque avant tout le reste. Au cœur de ce tissu serré se trouve le domaine spiritain de la Maison Saint-Joseph, vaste ensemble qui semble presque se confondre avec le village. Mais en traversant la cour intérieure, on aperçoit une porte vitrée discrète, encadrée d’un crépi ocre et précédée de trois marches en pierre : l’entrée du musée des arts africains (Musaa). Rien qui cherche à attirer l’œil. Il faut franchir le petit espace d’accueil, dépouillé mais lumineux, pour découvrir la salle où les œuvres sont rassemblées – une présence qu’on n’aurait jamais devinée depuis l’extérieur.
D’emblée, l’espace surprend par sa sobriété : une grande pièce traversée par de hauts piliers de béton brut, un sol en bois clair, des vitrines basses, des niches délicatement éclairées. Rien de théâtral, rien d’écrasant. Les objets occupent leur place, autrement, naturellement.

Un guide attentif
Dans cette salle, Francis Weiss accueille les visiteurs. Silhouette calme, barbe poivre-et-sel, regard précis. Il donne le tempo sans l’imposer. Spiritain et supérieur de la communauté d’Allex, responsable du musée, il s’appuie sur des années de mission à l’étranger pour éclairer ce qu’il montre. Il raconte ce qu’il a observé sur le terrain, en Afrique centrale comme au Mexique, et fait le lien entre cultures, gestes et usages. De plus, il montre sans surplomber, précise sans dramatiser, ne force jamais une interprétation. Et il n’a aucun mal à dire : « Ça, on ne le sait pas. » Une honnêteté devenue rare.
Le Spiritain rappelle aussi que le musée n’a pas de tarif d’entrée. En conséquence, la participation est-elle libre. « Les gens donnent ce qu’ils veulent, s’ils ont été touchés par la visite. » Ainsi le lieu n’a-t-il rien d’un établissement marchand. C’est un espace de transmission, dans la continuité de l’esprit spiritain.

Des œuvres habitées
Ici, les objets n’ont pas été créés pour être admirés derrière une vitre. Non, ils ont servi, protégé, averti, accompagné des vies. Un masque punu – peuple du sud du Gabon –, une statuette du Bwiti – rite initiatique gabonais –, ou encore un nkondi – statuette à clous utilisée comme arbitre symbolique des conflits. Chaque pièce porte de fait la trace d’un geste social ou rituel. Ce sont des fragments d’existence.
Dans ce lieu sans emphase, Francis Weiss agit comme un passeur. Car son expérience de missionnaire, nourrie de rencontres et d’années passées à l’étranger, lui a donné un regard attentif sur les cultures qu’il évoque. Une anecdote, un détail, un geste ritualisé : rien de démonstratif. Ainsi, peu à peu, la visite prend un autre rythme et invite à une forme d’écoute.
Du quotidien au rituel
La visite s’ouvre sur des objets de la vie courante : louches sculptées, pipes façonnées dans la noix de rônier – un palmier très répandu en Afrique centrale –, bracelets d’ivoire, sanzas – petits pianos à lamelles –, ou encore couteaux de jet, armes équilibrées pour être lancées avec précision. À première vue, ce sont des outils. Cependant, dans les cultures du Gabon et du Congo, le geste le plus ordinaire porte souvent une part de symbolique. Il dit l’appartenance, la protection, parfois un proverbe. Ensuite viennent les objets rituels : olifants – grandes trompes en bois ou en ivoire –, haches d’apparat, peignes gravés qui disent bien plus qu’une fonction esthétique. Ainsi, tout est relation.
Les grandes pièces
Les œuvres majeures captent immédiatement l’attention. Les masques punu, autrefois recouverts de kaolin – argile blanche utilisée lors des rites –, imposent une présence silencieuse, tandis que les masques ngontang fang, orientés vers les points cardinaux, incarnent une quête de lucidité. Les statuettes féminines du Bwiti concentrent une intensité méditative. Les figures mbete, dont la cavité dorsale accueillait des ossements d’ancêtre, disent la continuité entre vivants et morts. Les reliquaires Kota, cuivre et bois mêlés, renvoient une lumière intérieure. L’un d’eux a d’ailleurs été prêté au musée du quai Branly, à Paris.
Dans une niche, un masque punu porte encore les traces d’un grattage ancien. Et au centre, le nkondi attire immanquablement le regard. La statuette, prêtée neuf mois au musée des Confluences de Lyon, était présentée comme un « chasseur de sorciers ». Ces voyages racontent, à leur manière, l’importance d’un musée discret mais reconnu. Cependant, quand le regard se détache des œuvres, une autre question affleure.

Provenances et interrogations
« Ces objets ont-ils été volés ? » La mention revient parfois. D’ailleurs, trois notes dans le livre d’or, en sept ans, posent explicitement l’interrogation. Francis Weiss explique que les provenances sont diverses : dons, dépôts, objets confiés lors d’une conversion, pièces issues des anciens musées missionnaires. Rien n’est uniforme. Le Musaa refuse donc les simplifications. Certains visiteurs africains demandent : « Que devraient devenir ces objets ? » Non plus une accusation, mais une réflexion sur leur destin après un siècle d’histoire. Mais ces questions demeurent en arrière-plan. Ce ne sont pas elles qui marquent le plus profondément la visite.
Changer le regard
Car devant les œuvres, c’est autre chose qui, le plus souvent, s’impose : fascination silencieuse devant un reliquaire Kota, temps suspendu face au nkondi, lente attention devant un masque punu. Le musée devient ainsi un lieu où l’on accepte d’être déplacé. Francis Weiss écoute, relie, et rappelle parfois que les gestes rituels ne sont pas l’apanage d’un continent. Dans les campagnes européennes aussi, on plantait des clous dans les portes, on suspendait des objets pour éloigner le mal, on transmettait des amulettes. Non pour relativiser, mais pour relier.
Un petit musée essentiel
Le Musaa n’a ni la scénographie spectaculaire des grandes institutions ni leurs moyens. Cependant il possède une honnêteté rare. Les objets y existent pour ce qu’ils sont : des fragments d’histoire, des gestes, des croyances. On ressort enfin dans la cour de la Maison Saint-Joseph, surpris de retrouver la lumière du dehors. L’entrée du musée, qu’on distinguait à peine en arrivant, paraît encore plus discrète. C’est peut-être sa force : un lieu modeste, mais où les objets continuent de parler à ceux qui prennent le temps d’entrer.
• Maison Saint-Joseph, Allex (Drôme)
• Été : vendredi–dimanche, 16 h – 19 h
• Hors saison : week-ends et jours fériés, 14 h 30 – 17 h 30
• Visites sur demande
• museespiritain-artsafricains.fr
• +33 (0)7 66 70 09 09

