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Message de Noël du Père John Fogarty, Supérieur Général de la Congrégation du Saint-Esprit.

«Supportez-vous mutuellement les uns les autres…adoucissez vos peines mutuelles », a écrit Libermann (L.S. IV, 458). Il nous a mis en garde à de nombreuses reprises contre notre désir de contrôler la vie des autres en leur imposant nos vues et a souligné l’importance « de savoir se modifier, se plier et s’accommoder aux personnes, aux choses et aux circonstances dans lesquelles on se trouve »

John Fogarty

Beaucoup d’entre nous se souviendront de la période du noviciat et des extraits des “Pensées du Vénérable Père” qui étaient lus à la prière de la nuit et qui visaient à souligner les aspects fondamentaux de sa spiritualité, mais qui donnaient une vision limitée et souvent assez austère de notre co-fondateur. Quelques années plus tard, lorsque j’ai entrepris des recherches personnelles sur les écrits de François Libermann afin d’approfondir ma connaissance de sa spiritualité, j’ai été surpris de découvrir une grande divergence d’opinion entre les divers auteurs en ce qui concerne son intuition spirituelle fondamentale: alors que beaucoup insistaient sur la notion de renoncement, d’autres mettaient l’accent sur l’union avec Dieu (Lithard), l’abandon (Gay), la passivité (Blanchard), la ‘pauvreté spirituelle’ (Rétif) ou la disponibilité évangélique (Koren). Je me suis également rendu compte que nombre des thèmes fondamentaux de la spiritualité missionnaire de Libermann étaient en fait caractéristiques de la spiritualité de son temps, bien que Paul Sigrist ait noté une originalité intéressante à cet égard, dans la mesure où Libermann se distinguait clairement des pratiques de dévotion courantes à son époque.

Ma lecture personnelle de ses écrits m’a convaincu que la spiritualité de Libermann reflétait essentiellement son propre parcours spirituel, son expérience intime de l’intervention et de l’action de Dieu dans sa vie personnelle et dans la vie de ceux avec qui il était en contact, et qu’elle avait donc une originalité et une authenticité rafraîchissantes et inspirantes. Auceur de ce cheminement, il y avait l’expérience profonde de ses propres limites personnelles, de sa fragilité physique et psychologique (N.D. 1, 150; VII, 238; XII, 356 ; L.S. II, 297), un sentiment d’inutilité et d’échec (N.D. I, 674f; L.S. II, 47, 293f), une incapacité à appliquer les méthodes de prière communément admises (N.D. XIII, 132f), un engagement passionné à consacrer totalement sa vie à Dieu da entreprise missionnaire qui semblait contrariée par des obstacles échappant à son contrôle – sa maladie, qui pendant de nombreuses années l’empêcha d’être ordonné prêtre, les critiques négatives et le découragement des autres, l’échec de sa première expédition missionnaire, la perte de confrères de valeur capables d’être en responsabilité. Cela le conduira à renoncer progressivement à son désir de contrôler, à remettre sa vie et ses projets entre les mains de Dieu, et finalement à découvrir la paix et la sérénité, une force intérieure renouvelée et une fécondité apostolique qu’il n’aurait jamais imaginées possibles (cf. N.D. VIII, 203).

L’actuelle pandémie de la Covid-19, avec son impact mondial dévastateur, était inimaginable lorsque j’ai rédigé ce que je croyais être ma dernière lettre de Noël à la Congrégation avant le Chapitre général prévu en Pologne pour l’été dernier. Pour nous tous, les dix derniers mois ont été une profonde expérience de notre fragilité et de nos limites, de notre incapacité à contrôler nos vies et le monde qui nous entoure et un ébranlement de nos prétentions à façonner nos destinées personnelles et collectives comme nous le souhaiterions. « La tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités », a déclaré le Pape François, alors qu’il se tenait seul sous la pluie devant la basilique Saint-Pierre, le soir du 27 mars, et qu’il présidait un moment de prière extraordinaire et inoubliable. Cependant, au milieu de nos incertitudes et de nos craintes, il nous est rappelé que « les difficultés qui semblent énormes sont une opportunité pour grandir » (Fratelli Tutti, 78) et nous sommes donc mis au défi, de toute urgence de « repenser nos modes de vie, nos relations, l’organisation de nos sociétés et surtout le sens de notre existence » (F T, 33).

En relevant ce défi, à la fois personnellement et en communauté, je crois que nous pouvons trouver un encouragement, une inspiration et une orientation en revisitant l’histoire et les écrits spirituels de François Libermann. En premier lieu, Libermann nous invite à embrasser pleinement notre propre humanité, en reconnaissant avec honnêteté et en acceptant avec sérénité nos fragilités et nos limites personnelles, y compris les erreurs que nous avons pu commettre dans le passé. Cela signifie pour nous, comme pour Libermann, que nous devons également accepter la réalité de la maladie et de l’infirmité et, en fin de compte, de notre propre mort. Il ne s’agit pas de simples considérations théoriques ; nombre d’entre nous ont beaucoup de mal à accepter leurs faiblesses et leurs erreurs et l’expérience du personnel médical révèle que, dans certains cas, les prêtres et les religieux ont plus de mal à accepter la mort que leurs congénères laïcs. « L’acte d’acceptation de soi est la racine de toutes choses », a écrit l’auteur allemand P. Romano Guardini. « Je dois accepter d’être la personne que je suis, accepter d’avoir les qualifications que j’ai, accepter de vivre dans les limites qui me sont fixées. La lucidité et le courage de cette acceptation sont le fondement de toute existence »,

Il est tout aussi important que nous apprenions à accepter et à vivre avec les limites des autres, en particulier au sein de notre propre famille spiritaine. Le pape François nous rappelle que « la conscience d’avoir des limites ou de n’être pas parfait, loin de constituer une menace, devient l’élément-clé pour rêver et élaborer un projet commun » (F T, 150). La leçon la plus importante que nous avons tirée de la pandémie actuelle est peut-être que nous sommes avant tout unis par notre vulnérabilité commune. «Supportez-vous mutuellement les uns les autres…adoucissez vos peines mutuelles », a écrit Libermann (L.S. IV, 458). Il nous a mis en garde à de nombreuses reprises contre notre désir de contrôler la vie des autres en leur imposant nos vues et a souligné l’importance « de savoir se modifier, se plier et s’accommoder aux personnes, aux choses et aux circonstances dans lesquelles on se trouve » (N.D. VIII, 112). «Laissez donc chacun dans son état et manière d’être. Dieu les a faits comme ils sont; il faut les encourager et ils le feront chacun ce qu’il sera donné d’en haut » (cf. N.D. VIII, 111f). Le Pape François avertit que « l’autre ne doit jamais être enfermé dans ce qu’il a pu dire ou faire, mais il doit être considéré selon la promesse qu’il porte en lui, promesse qui laisse toujours une lueur d’espérance » (F T, 228). Encore une fois, ce sont des défis essentiels pour nous en tant que Congrégation aujourd’hui, où de nombreuses circonscriptions et communautés sont divisées par des tensions internes qui sapent leur mission et leur engagement envers les pauvres. À l’approche du Chapitre général, les paroles du Pape François ont une signification particulière pour nous : « Nous avons besoin d’une communauté qui nous soutient, qui nous aide et dans laquelle nous nous aidons mutuellement à regarder de l’avant. Comme c’est important de rêver ensemble ! …Seul, on risque d’avoir des mirages par lesquels on voit ce qu’il n’y a pas ; les rêves se construisent ensemble » (F T, 8).

La capacité d’accepter sereinement nos propres limites et celles de nos frères et sœurs dans notre famille spiritaine est sans aucun doute étroitement liée à notre capacité de voir et de comprendre la fragilité et la vulnérabilité des personnes que nous sommes appelés à servir. « Nous sommes responsables de la fragilité des autres dans notre quête d’un destin commun… Prendre soin des membres fragiles de nos familles, de notre société, de notre peuple… Le service vise toujours le visage du frère, il touche sa chair, il sent sa proximité et même dans certains cas la ‘souffre’ et cherche la promotion du frère. Voilà pourquoi le service n’est jamais idéologique, puisqu’il ne sert pas des idées, mais des personnes. » (F T 115). Nous célébrerons bientôt ensemble le bonheur que le Fils de Dieu a pris à venir parmi nous (cf. Prov. 8,31), en acceptant volontiers les limites de notre condition humaine et en gratifiant ainsi notre humanité fragile d’une valeur et d’une beauté divines. Que notre méditation sur ce mystère extraordinaire renouvelle nos esprits et nos cours et nous donne la force de répondre au défi essentiel de Fratelli Tutti : « Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas ‘les autres’, mais plutôt un ‘nous’… que nous fassions un pas vers un nouveau mode de vie et découvrons définitivement que nous avons besoin les uns des autres et que nous avons des dettes les uns envers les autres, afin que l’humanité renaisse avec tous les visages, toutes les mains et toutes les voix au-delà des frontières que nous avons créées ! »(35). John Fogarty, C.S.Sp.